dimanche 27 avril 2014

Pourquoi les algues disparaissent : des berniques voraces

      Après avoir lu l'article sur les patelles, regardons de plus près des sites déjà décrits, par exemple dans les Côtes d'Armor, à Trégastel


   Ou encore à Carantec :

  Dans les 2 cas un champ de fucus et d'ascophylles est séparé de la zone où le granite est complètement décapé par un véritable front de patelles. On constate que ce front avance d'année en année. De là à supposer que celles-ci soit à l'origine de la destruction des algues..
   Un stade suivant est la fragmentation du champ d'algues en touffes ; cela commence généralement sur les bordures ; par exemple sur la photo ci-dessous à Brétignolles, sur la côte vendéenne.On voit des touffes isolées au 1er plan, tandis que des trous apparaissent à l'intérieur du champ.


  Voici une de ces touffes, vues de plus près : elle est cernée par les patelles qui, en passant, grignotent aussi les algues encroûtantes qui recouvrent partiellement le rocher (l'autre partie étant complètement décapée). L'ascophylle essaie de repousser : les extrémités buissonnantes comprennent des "vieux" thalles rongés et des nouvelles pousses encore intactes.
    Peu à peu, les touffes ressemblent à des brosses ; les thalles rabougris ne mesurent plus qu'un ou 2 dm, voire quelques cm. Ils ne  ressemblent plus guère à des ascophylles ou à des fucus. Ils se détériorent, restent noirs même quand ils sont immergés.
    Nous avons retrouvé ces formations en brosses à peu près partout où nous sommes descendus sur l'estran.
à Brétignolles (Vendée) en 2005 ; le couteau donne l'échelle
à Larmor-Plage, côté rade de Lorient, en 2004

à Doëlan (commune de Clohars-Carnoët, Finistère sud)




à Merrien (Finistère sud, commune de Moëlan) , en 2005
à Trévignon (Finistère sud) en 2005
à l'Île Tudy (Finistère sud), sur la côte est, en 2005
à Carantec (Finistère nord) face au château du taureau, en 2014
à Trebeurden (Côtes d'Armor) en 2005
à Larmor-Pleubian (Côtes d'Armor) en 2005
sur la rive gauche du Trieux (Côtes d'Armor) en 2005
à la Pointe de l'Arcouest (Côtes d'Armor) en 2005
à Saint-Malo, au Grand Bé (berniques et fucus)
à St-Malo, Grand Bé (berniques seules)
    Ces quelques images montrent des situations très semblables à peu près partout dans les zones semi-abritées ; les zones vraiment exposées à la houle n'ayant sans doute jamais eu d'algues brunes, les zones très abritées étant encore peu atteintes.
   Ensuite, le crampon de l'algue s'abîme, au point de se détacher très facilement et d'être enlevé par une vague un peu forte. Souvent aussi, l'algue est attaquée au niveau du crampon et la bernique le coupe à la base. Ci-dessous, quelques photos montrent la destruction d'une touffe d'ascophylle en quelques jours (d'avril 2004 à début janvier 2005.

en avril 2004
en novembre 2005

le 2 janvier 2005
le 8 janvier 2005 : il faut changer d'échelle pour voir l'algue.
le 8 janvier 2005, image agrandie.
une vue encore plus agrandie montre les traces laissées par les radulas
   Le lendemain de la prise de la dernière photo, ce qui restait de l'algue avait complètement disparu. Sur son emplacement, se trouvait une patelle;
   Mais comment être certain que ce sont les patelles qui détruisent les algues, il y a sur l'estran d'autres gastéropodes (bigorneaux, gibbules) qui peuvent avoir leur rôle dans cette affaire.
  
    Pour essayer de confirmer notre hypothèse, une expérience de terrain est facile à réaliser : enlever toutes les patelles qui entourent une touffe d'algues, attendre et voir ce qui se passe. Nous avons réalisé une expérience de ce type à Doëlan, entre le môle de la Vache (appelé couramment La Digue) et l'enrochement qui protège le terre-plein de la rive droite. 
La zone rocheuse étudiée, vue du sentier côtier de la rive droite
Même photo que la précédente, sur laquelle la touffe d'algues, objet de l'expérience, est entourée
    C'est sur cette zone rocheuse, assez peu accidentée, que nous avons pris conscience du phénomène, de la situation que nous avons retrouvée en maints endroits et que nous avons décrite ci-dessus : des rochers nus, bien propres, hébergeant des quantités de gastéropodes et quelques touffes dispersées d'algues brunes, plus fréquentes en descendant vers la basse mer. La densité de patelles était extraordinaire par endroits, jusqu'à plusieurs centaines par mètre carré.
    Nous en avons pris des photos pour les repérer, puis nous avons observé leur évolution : certaines ont disparu en quelques semaines, les autres n'étaient plus là au bout d'un an.       
    Ayant choisi la plus belle de ces touffes, constituée d'ascophylles et de fucus vésiculeux, nous  l'avons débarrassée de toutes les patelles qui entouraient ces algues et celles qui se cachaient sous leur abri. Nous avons renouvelé l'opération régulièrement, enlevant à chaque fois les patelles nouvellement installées (venues des environs ou nées sur place).
État des lieux avant l'expérience, début 2004
    953 patelles ont été enlevées en 2004 dont 782 la première fois, en février), sur environ 6 m² ;  Elles étaient longues de 53 à 7 mm, mais il est possible que de plus petites aient échappé à notre regard. En 2005, 4 récoltes comprenaient 485 individus.

      Voilà l'état des algues en avril 2006 :

                                         
   En 2006, d'autres patelles ayant remplacé les précédentes  sur les lieux, nous en avons enlevé 92 en janvier: 377 berniques  en avril, 390 en novembre soit 959 durant l'année.
   Non seulement la touffe d'algues débarrassée des patelles a survécu (et c'est la seule), mais elle s'est développée : tout le rocher est désormais recouvert.
    En avril 2007, 576 berniques sont enlevées, et 511 en septembre.
    En 2008, 293 en janvier et 427 en août.

    En 2008, la zone recouverte d'algues (vue de plus loin, sur cette photo) s'est étendue ; des fucus vesiculeux se sont ajoutés aux ascophylles . En soulevant les algues, nous y avons trouvé des crabes, et même des œufs de seiche ! Qu'une seiche soit venu pondre là, aussi haut sur l'estran, est bien la preuve de l'utilité de ces algues.

     Nous avons alors quelque peu abandonné cette expérience, devant le peu d'intérêt suscité chez les scientifiques  et aussi pour voir ce qui se passe si on ne retire plus les berniques.                                
     En janvier 2010, nous avons enlevé à nouveau 1142 berniques ; 820 en mai 2012, et 716 en avril 2013.
 
     Nous sommes apparemment moins rapides que les patelles, car voici à nouveau l'état de nos algues en avril 2014 : 760 patelles avaient repris possession des lieux (ainsi que de nombreuses gibbules)

 

   
   Aussi têtus que les berniques, nous avons récolté et transformé en pâté  ces gastéropodes décidément très gourmands eu égard à leur petite taille. Nous allons renouveler l'opération plus régulièrement, sinon cette petite zone couverte d'algues ne sera plus qu'un souvenir au printemps 2015.
      Nous tentons une autre expérience similaire, à échelle un peu plus grande, sur la rive droite, au niveau du phare rouge. Cette zone couverte d'algues est également très menacée ; elle a l'avantage d'être très visible des passants, car elle est située juste en face du restaurant Le Suroît.
Ces 2 photos montrent le site de l'expérience , rive droite à Doëlan (au niveau du phare) : en haut, le 17 avril 2014 : en bas le 13 octobre. La progression des algues n'est pas phénoménale, mais la situation s'est stabilisée : affaire à suivre ...

En tous cas, vues de plus près, les ascophylles ont un aspect plus sain et ont développé des organes reproducteurs.
      Les observations et les expériences sur le terrain confirment donc que les patelles ont une influence néfaste sur les algues brunes. La régression est saisonnière : elle se passe surtout en automne et en hiver, quand la photosynthèse est plus réduite. Au printemps et en été, la croissance rapide des algues essaie de compenser le phénomène, sauf pour les thalles les plus atteints, qui ne redémarrent pas.
 Nous ne sommes pas occupés des autres gastéropodes (littorines et gibbules), très nombreux là où on rencontre une forte concentration de patelles. Ils ont vraisemblablement une action comparable en broutant les algues mais leurs dimensions et leur biomasse sont beaucoup plus petites. Les autres organismes présents sur les lieux sont les balanes, les moules et les huîtres, qui ne sont pas des brouteurs mais des filtreurs. En filtrant le plancton, ces animaux captent certainement beaucoup de cellules reproductrices d'algues, mais aussi celles de patelles, ce qui équilibre sans doute les choses.
     

     Si on considère qu'il y a toujours eu des patelles sur l'estran, que se passe-t-il ?

    Cela peut être un phénomène cyclique et on peut penser que s'il n'y a plus d'algues brunes, les patelles finiront par régresser à leur tour, laissant les algues repousser, s'il en reste, parce qu'on a bien noté que certains lieux en sont déjà complètement dépourvus. Il faudra alors de cellules reproductrices venant de fort loin et, comme elles sont captées par de nombreux organismes filtreurs, les chances de survie sont minimes d'autant plus que la longévité des gamètes est faible ainsi que celle des œufs fécondés s'ils ne se fixent pas rapidement. De toute façon, la régression des Fucacées a commencé il y a bien 50 ans, donc le cycle est très long.
    
     Il est possible qu'il y ait un déséquilibre entre la biologie de l'algue (maladie, due par exemple à un parasite ?) et celle du mollusque : soit une croissance plus lente de l'algue, qui n'arrive plus à compenser les pertes dues au broutage ; soit une croissance plus lente des algues microscopiques et autre micro-organismes qui tapissent les rochers ; un appétit croissant des gastéropodes ; soit encore le fait que les algues ont perdu la capacité de produire des substances, les polyphénols, qui ont normalement un effet répulsif sur les gastéropodes brouteurs. Pourquoi cette modification de la biochimie des algues ? réaction à une pollution ou au réchauffement climatique ? Ce sont peut-être des pistes à explorer, mais un peu faciles si on n'argumente pas avec précision. Nous n'avons pas l'impression que l'eau de mer se soit vraiment réchauffée en Bretagne au cours de ces 59 dernières années... Et les premières observations ont été faites dans les îles britanniques, où l'eau est encore moins chaude ! La perte d'intérêt des pêcheurs à pied pour les berniques a peut-être aussi favorisé leur développement. Quelqu'un connaît-il la situation au début du XXème siècle ? Nous espérons que les scientifiques disposant du matériel adéquat s'occuperont enfin du sujet.

    Précisons bien que notre souhait n'est absolument pas de faire éradiquer totalement les patelles de l'estran. Ce serait d'ailleurs impossible car elles ne présentent pas, pour les pêcheurs à pied, l'attrait qu'ont d'autres mollusques, notamment les huîtres, les moules, et les coquillages enfouis dans le sable ou la vase (coques, palourdes, etc). La superficie et la complexité de l'estran, dont des zones sont inaccessibles, sont une autre raison à cette impossibilité. Une éventuelle action s'arrêterait dès qu'un peuplement correct d'algues serait rétabli.
   Que ceux qui craindraient la disparition de ces gastéropodes se rassurent !
  Pour entraîner des opérations d'envergure, il faudrait des autorisations de divers organismes (scientifiques comme l'IFREMER, administratifs (ministère de l'agriculture et de la pêche, Ministère  de l'environnement, etc). Dans un premier temps, nous souhaitons que l'administration tolère des expériences limitées comme la nôtre ou celle de l'association de plaisanciers d'Étel. Ensuite, si des actions plus larges étaient  autorisées, il faudrait  trouver des volontaires pour rétablir un équilibre autour des zones où les algues sont en danger. Et, bien sûr, le seul mode d'action envisageable est l'enlèvement manuel des patelles. Tout autre type, notamment chimique, doit absolument être prohibé : il n'est pas question de rajouter une nouvelle pollution  à toutes celles qui existent déjà !

     Nous invitons les lecteurs intéressés par le sujet à nous envoyer leurs remarques et leurs observations. Et comme nous ne pouvons ps explorer tous les recoins du littoral, nous serions heureux d'avoir des photos d'endroits que nous n'avons pas visités récemment avec, bien sûr, des photos récentes et si possibles, des photos anciennes qui permettraient des comparaisons et seraient  publiées ici, en indiquant bien sûr le nom du photographe (c'est encore mieux si elles sont signées). Merci d'avance.
    
    Vous pouvez vous reporter , en cliquant sur le lien,  à la première version de ce dossier :  l'étude que nous avons fait paraître dans Penn ar Bed, la revue de Bretagne Vivante, en 2004. Ce numéro 192 de la revue comportait une importante partie sur le même sujet, rédigée par Auguste le Roux. L'édition est malheureusement actuellement épuisée.

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